En soutien aux zadistes de NDDL qui expérimentent un nouveau rapport à la nature et à ses ressources… ou plus exactement qui les retrouvent, voici un extrait de mon dernier ouvrage Homo Natura:
« Comment vivre dans le respect des lois naturelles et selon un principe d’équité quand les sols, selon une approche libérale, sont aujourd’hui devenus des propriétés individuelles dont la taille dépend des moyens des propriétaires ? Comment adopter des modes de gouvernance communautaire sans tomber pour autant dans le piège du collectivisme ?
Le concept de propriété est ancré dans la culture occidentale, il n’a jamais été remis en question puisque même la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 dispose que « toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété. » Quand il s’agit d’un espace naturel, son appropriation se matérialise par des limites cadastrales ou des frontières à l’échelle d’un territoire national, posées de façon autoritaire par l’homme. Selon le géographe Jacques Lévy, le territoire est « toute portion humanisée de la surface terrestre ». Il symbolise notre rupture avec la nature mais aussi le refus du partage. Parce que ce territoire est à nous et pas aux autres, il devient légitime de le défendre, à l’échelle individuelle comme à l’échelle nationale. Le droit de propriété nous pousse insidieusement à régner en maître sur tout ce qui y vit. Il nous rassure, nous sécurise et il devient alors difficile de le remettre en question. Même si nous nous insurgeons contre la construction de remparts à nos frontières, nous oublions que nous érigeons nous-mêmes des murs autour de nos maisons, affirmant ainsi notre droit de propriété. En droit français, par exemple, une loi de 1892 stipule qu’une propriété privée doit être enclose de murs de 2 m de haut et être dévolue à l’habitation et ses dépendances proches. L’article 544 du Code civil de 1804 avait auparavant posé l’idée que « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ».
Marx a imaginé résoudre ce paradigme en promouvant l’idée d’un socialisme d’État où les moyens de production deviendraient une propriété collective via un processus dit de « socialisation des biens ». Il espérait que le collectivisme économique mènerait au communisme intégral, à l’émergence d’une société sans classes et au dépérissement naturel de l’État. Depuis 1848, date du Manifeste du parti communiste, toutes les tentatives pour mettre en œuvre cette idée ont échoué. Elles ont échoué, entre autres, parce qu’elles promeuvent l’idée que l’humanité a un droit de propriété sur les terres de la Terre. Le manifeste explique que « le communisme n’enlève à personne le pouvoir de s’approprier des pro- duits sociaux ; il n’ôte que le pouvoir d’asservir à l’aide de cette appropriation le travail d’autrui. […] Le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise. » En aucun cas, donc, la notion de propriété n’est remise en question.
Si nous reprenions à notre compte l’idée première des peuples autochtones, nous devrions privilégier la notion d’usufruit à celle de propriété. Le droit de jouissance de ce territoire serait partagé entre tous ses habitants, humains et non-humains. Sous un régime des communs, les habitants d’un territoire pourraient d’une part s’opposer à sa privatisation et d’autre part réclamer justice. Débarrassée de la notion de propriété, la gestion de ce territoire pourrait alors être collective, démocratique et égalitaire, dans une dynamique de proximité, sans dégradation possible du milieu naturel. Si nous devions nous engager dans un processus de « désappropriation des terres », il faudrait qu’il soit accompagné d’une sanctuarisation du sol reconnu comme commun naturel. Il pourrait alors, selon la taille des familles, être mis à la disposition de ces dernières pour une mise en culture vivrière, ou bien placé en gérance par de petits exploitants s’engageant à produire des aliments sains, à maintenir les cycles naturels de l’écosystème dans lequel ils agissent et à les proposer localement. Les jardins partagés qui fleurissent autour de nos villes sont un avant-goût d’une politique publique qui reconnaît le droit de chaque citoyen à une alimentation saine, équitablement répartie, facilement accessible, sans condition de propriété.
Nous pourrions aller plus loin encore. Nous pourrions demander la possibilité de placer nos propres terres sous servitude de conservation, par acte notarié, à l’image de cet agriculteur américain, J. Stephen Cleghorn, qui a inscrit dans son acte de propriété qu’il reconnaissait des droits à la nature, de façon à protéger son sol et son sous-sol de toute activité nuisible aux écosystèmes, et qu’il se soumettait à ceux-ci. En France, le sous-sol ne nous appartient pas, ce qui permet à l’État de s’en approprier les ressources. À nous de revendiquer, au-delà d’un droit de propriété, un droit du sol et du sous-sol à être préservés dans leurs fonctions vitales. »
Pages 83-89 – Homo Natura, en harmonie avec le vivant ( Buchet/Chastel, 2017)