par Valérie Cabanes [12-02-2018]
(…) La destruction de l’écosystème Terre par des technologies industrielles irrespectueuses du vivant conduit à hypothéquer les conditions de vie des générations actuelles et futures. Les personnes physiques, mais aussi les entités morales qui sont activement responsables de cette destruction, doivent pouvoir être poursuivies en justice lorsque leurs décisions portent atteinte à l’intégrité du vivant et donc à la sûreté de la planète. Ils commettent un crime d’écocide, le crime premier, celui qui ruine les conditions mêmes d’habitabilité de la Terre. Une série d’acteurs tente, depuis plusieurs décennies maintenant, de faire reconnaître la valeur intrinsèque de la nature et le droit des écosystèmes à exister en inventant les moyens légaux de les défendre en justice.
(…) Il est vrai que l’heure devient grave. La dégradation des conditions de vie sur Terre et l’accélération de la destruction des écosystèmes de la planète rendent plus urgente encore l’adoption de mesures innovantes contraignantes pour contrôler l’activité humaine, en particulier industrielle (Cabanes 2016). Le système économique actuel, qui s’accompagne de modes de consommation et de production non durables, n’a cessé d’altérer les dynamiques et le fonctionnement de l’ensemble du système terrestre dans une mesure sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Selon le bulletin annuel de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) publié le 30 octobre 2017, en 2016 jamais la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère, gaz responsable du réchauffement climatique, n’avait atteint un niveau aussi élevé. La dernière fois que la Terre a connu une teneur en CO2 comparable, c’était il y a 3 à 5 millions d’années : la température était de 2 à 3 °C plus élevée et le niveau de la mer était supérieur de 10 à 20 mètres par rapport au niveau actuel. Selon le secrétaire général de l’OMM, le Finlandais Petteri Taalas : « Les générations à venir hériteront d’une planète nettement moins hospitalière. » Une étude publiée en août 2017 par une équipe de l’université Cornell aux États-Unis révélait qu’un cinquième de la population mondiale sera déplacée d’ici 2050 en raison de l’importante montée des eaux qui se prépare et que 2 milliards de personnes pourraient devenir des réfugiés climatiques d’ici la fin du siècle si le climat ne se stabilise pas. Nous assistons parallèlement à une sixième extinction des espèces. L’Indice Planète vivante du WWF révèle que les populations mondiales de poissons, d’oiseaux, de mammifères, d’amphibiens et de reptiles ont régressé de 58 % entre 1970 et 2012. Près de 80 % de la biomasse des insectes a disparu en moins de 30 ans en Europe, selon une étude allemande publiée fin octobre 2017. Et selon le World Resources Institute, 80 % de la couverture forestière mondiale originelle a été abattue ou dégradée, là aussi essentiellement au cours des 30 dernières années. Enfin, selon le quatrième rapport du Groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), 30 % de toutes les espèces animales et végétales seraient menacés d’extinction si le climat se réchauffait de 1,5 à 2,5 °C par rapport à 1850.
Depuis la montée en puissance des multinationales dans les années 1970, le droit des entreprises et les règles du commerce mondial ont tendance à primer de plus en plus sur les droits de l’homme et n’ont aucun respect pour les écosystèmes. Il devient nécessaire de réaffirmer la suprématie des droits de l’homme sur le droit commercial, d’une part, mais aussi de reconnaître que nos droits fondamentaux sont conditionnés par le respect de normes supérieures définies par des lois biologiques. Si les conditions de la vie elle-même sont menacées, comment pourrions-nous espérer garantir à l’humanité son droit à l’eau, à l’alimentation, à la santé et même à l’habitat ?
(…) Pour assurer une fonction de prévention efficace, l’écocide devrait être défini comme un crime de responsabilité stricte selon une connaissance établie de ses conséquences probables, ce que permet l’article 30 du Statut de la CPI. C’est ce qui est aujourd’hui reproché aux dirigeants politiques, économiques et financiers. Ils connaissent les raisons et les conséquences de la catastrophe climatique et environnementale en cours et n’agissent pas à la hauteur des enjeux. Par exemple, concernant le climat, selon l’ONU Environnement, les engagements pris en 2015 par les 195 pays parties prenantes de l’accord de Paris, dont 169 l’ont à ce jour ratifié, ne permettront que d’accomplir « approximativement un tiers » des efforts nécessaires alors que la Terre s’achemine aujourd’hui vers une hausse du thermomètre de 3 à 3,2 °C à la fin du siècle. Concernant les entreprises, le rapport Carbon Majors Report 2017, paru le 10 juillet 2017, nous indique que, depuis 1988, année où a été mis en place le GIEC, les entreprises censées à ce moment-là être au courant des effets de leurs activités sur l’environnement n’ont pas freiné le développement intensif des activités responsables de fortes émissions de CO2 et ont peu investi dans les énergies propres. Au contraire, elles ont commencé à investir dans des énergies non conventionnelles, telles que les sables bitumineux ou le pétrole de schiste, ayant un fort impact sur l’environnement. Selon ce rapport, si l’extraction des énergies fossiles continue au rythme des 28 dernières années, les températures devraient même augmenter de 4 °C d’ici à la fin du siècle par rapport à l’ère préindustrielle. Concernant les financeurs, leurs subventions aux combustibles fossiles sont loin d’être stoppées. En Europe, ce sont 112 milliards d’euros qui sont annuellement dépensés dans ces énergies, dont 4 milliards d’aide directement fournis par l’Union européenne à l’extraction, et de très nombreuses subventions supplémentaires allouées à ces énergies. Selon le FMI, les subventions directes et indirectes aux combustibles fossiles s’élèvent dans le monde à 5 340 milliards de dollars par an.
Pour mettre en œuvre une véritable obligation de vigilance environnementale et sanitaire, le juge doit être en capacité de sanctionner pénalement tous types d’entités morales, États comme multinationales, et, bien entendu, leurs dirigeants, pour ne pas perpétuer certains régimes d’impunité. Il est demandé à la Cour pénale internationale de statuer de façon indépendante en appliquant fermement le principe de compétence universelle, selon un intérêt supérieur commun placé au-dessus des États avec une juridiction possible sur n’importe quel territoire national quand des écosystèmes vitaux pour l’humanité sont menacés. Le juge doit être en capacité d’imposer des devoirs aux générations actuelles en vue de préserver l’environnement pour les générations futures. Il s’agirait ainsi de saisir la justice en leur nom en reconnaissant à l’humanité des droits et devoirs transgénérationnels, comme le propose le Projet de déclaration universelle des droits de l’humanité porté par Corine Lepage auprès des Nations unies. Cette déclaration propose notamment de fixer des droits et des devoirs non plus individuels mais collectifs, de reconnaître le principe d’interdépendance entre les espèces vivantes, d’assurer leur droit à exister et le droit de l’humanité à vivre dans un environnement sain et écologiquement soutenable.
Ces dispositions ouvriraient la voie à une justice préventive – climatique, environnementale et sanitaire – à l’échelle globale. Le principe de précaution, tel que posé par l’article 15 de la Déclaration de Rio à l’issue du Sommet de la Terre de 1992, deviendrait alors une obligation et un outil précieux pour le juge international. Il permettrait de stopper des activités industrielles responsables d’écocides en cours ou susceptibles d’en provoquer, par le biais de mesures conservatoires.
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