Reporterre – Tribune du 9 juillet 2018
Le 20 juin dernier, Nicolas Hulot a annoncé, que dans le cadre de la réforme constitutionnelle souhaitée par Emmanuel Macron, et après débat et réflexion autour d’une réécriture de l’Article 1er de la Constitution qui définit les principes fondamentaux de la République, le gouvernement se disait prêt à y inscrire l’obligation d’agir contre les changements climatiques et pour la préservation de la biodiversité (et non dans l’article 34, comme initialement prévu, NDLR).
Ce serait une avancée certaine si le climat et la biodiversité devenaient des valeurs aussi fondamentales que l’égalité ou la liberté, la dignité ou le bien-être, car en effet aujourd’hui les droits fondamentaux humains ne peuvent plus être garantis sans que les systèmes écologiques de la Terre dont nous dépendons pour respirer, boire, manger, nous soigner soient préservés. Inscrire des principes écologiques à l’Article 1 de la Constitution, d’autant plus quand ils ne l’ont pas été, comme pour le climat, dans la Charte de l’environnement de 2004, permettrait de s’opposer à des lois votées par les gouvernements successifs qui iraient à l’encontre des objectifs visés par l’Article 1er. Il s’agirait de saisir le Conseil constitutionnel pour qu’il vérifie la conformité des lois à la Constitution ou d’empêcher leur promulgation, via la question prioritaire de constitutionnalité qui peut être enclenchée par tout citoyen. Ainsi nous pourrions beaucoup plus facilement empêcher toute velléité de tolérer ou autoriser des projets industriels polluants, dévastateurs de la faune et de la flore ou émetteurs de gaz à effet de serre.
Rattacher nos modes de gouvernance à la réalité biologique du monde
Mais pour que cet Article 1er soit véritablement contraignant et donc efficace, il y manque encore plusieurs points essentiels. Nicolas Hulot a proposé sans obtenir de consensus au sein du gouvernement d’y inscrire le principe de finitude des ressources par exemple. Il serait aussi nécessaire de choisir des verbes plus engageants que celui d’« agir » en adoptant celui de « garantir ». Mais au-delà nous manquons surtout d’une vision écosystémique qui rattacherait nos modes de gouvernance à la réalité biologique du monde.
C’est la proposition bien plus ambitieuse portée depuis fin 2017 par plusieurs ONGs telles que Notre affaire à Tous et la Fondation pour la Nature et l’homme, et rejointes en mars 2018 par Climates, le Refedd, Warn et une vingtaine d’autres autour d’ un appel citoyen pour une Constitution écologique. Ces dernières demandent de poser dans la Constitution l’obligation de la République de respecter le cadre des limites planétaires telles que définies dès 2009, par une équipe internationale de 26 chercheurs, menés par Johan Rockström du Stockholm Resilience Center et Will Steffen de l’Université nationale australienne. Elle a identifié neuf processus et systèmes régulant la stabilité et la résilience du système terrestre – les interactions de la terre, de l’océan, de l’atmosphère et du vivant qui, ensemble, fournissent les conditions d’existence dont dépendent nos sociétés. Pour chacun de ces processus ou systèmes, des valeurs seuils ont été définies, des limites qui ne doivent pas être dépassées si l’humanité veut pouvoir se développer dans un écosystème sûr, c’est-à-dire évitant les modifications brutales et difficilement prévisibles de l’environnement planétaire. Par exemple la concentration de CO2 dans l’atmosphère ne doit pas dépasser 350 ppm, le taux de disparition d’espèces ne doit pas excéder 10 espèces par million et par année. Or nous sommes à 411 ppm de CO2 en 2018, un cap jamais atteint depuis des millions d’années, et connaissons un taux d’extinction annuel 100 fois plus élevé que ce qui est tolérable, constituant un anéantissement biologique.
Les limites planétaires identifiées par l’équipe de Rockström.
L’équipe de Steffen et Rockström confirme que nous avons déjà dépassé ces deux « limites fondamentales » à la sûreté de la planète que sont le changement climatique et l’intégrité de la biosphère. L’équipe de Steffen et Rockström met aussi en garde sur le fait que depuis 2015 d’autres limites sont franchies. Il s’agit du changement d’usage des sols et de la modification des cycles biogéochimiques (phosphore et azote). Le dernier rapport en date sur le sujet, celui de l’Atlas Mondial de la Désertification publié le jeudi 21 juin, confirme la gravité de cette situation. Le seuil des 75 % de terres endommagées par l’humanité a été atteint à travers le monde et pourrait concerner 90 % des sols d’ici 2050, augmentant considérablement le nombre de personnes déjà poussées à l’exode par le changement climatique et la pénurie d’eau en cours. Les déplacés se compteront par centaines de millions dans 30 ans, et pourraient atteindre le chiffre de 10 milliards entre aujourd’hui et 2100.
Les limites de la planète, un nouveau cadre contraignant
Nous touchons ici au cœur de la dynamique des limites planétaires et de leur utilité. Transgresser une limite planétaire augmente les chances de se rapprocher d’autres limites, comme l’usage de l’eau douce mais aussi l’acidification des océans, la déplétion de la couche d’ozone, le trop plein d’aérosols atmosphériques, la pollution chimique (plus largement l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère), nous entraînant dans une spirale destructrice à laquelle l’humanité ne pourra échapper dans de nombreuses régions du monde, y compris dans les pays riches. C’est pourquoi le cadre des limites planétaires dans leur ensemble doit constituer un nouveau cadre contraignant et protecteur de nos droits et a toute sa place au sein de notre Constitution de sorte que nous puissions nous prémunir de l’insouciance industrielle.
Il faut s’attendre à une levée de boucliers face à cette idée qui fâche certains, car elle menace la liberté d’entreprendre et au-delà la foi aveugle de beaucoup de nos dirigeants politiques et économiques dans le dogme de la croissance. Si l’on ne s’appuie pas aujourd’hui sur des données scientifiques, si l’on ne norme pas les seuils chiffrés qui nous indiquent où est la frontière entre notre zone de confort et la zone de danger, nous prenons chaque jour un peu plus de risques pour nous et les générations suivantes. A cet attelage, doit d’ailleurs être attaché un dernier verrou de sécurité : le principe de non-régression environnementale. En effet, il ne doit pas être permis aux gouvernements suivants de pouvoir défaire tout cadre protecteur de l’écosystème terrestre et de nos droits tel que définis dans le bloc de constitutionnalité (Constitution, Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, préambule de la Constitution de 1946, Charte de l’environnement de 2004) car il ne peut plus être toléré qu’une génération assujettisse les générations futures à des lois moins protectrices que celles en vigueur.
Valérie Cabanes
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