Ça y est ! Après dix ans de bataille acharnée sur l’écocide – un
concept qui a aujourd’hui largement émergé dans le débat public et qui a
été ardemment défendu par la Convention citoyenne pour le climat notamment – Valérie Cabanes tire sa révérence. Le temps est venu de faire un break, « de
passer le relais à une jeunesse engagée sur le sujet ». « C’est la
meilleure des satisfactions, la meilleure des gratifications. Si
j’arrive à ne plus être là sur un combat, c’est que quelque part j’aurai
réussi ce que je veux », confie-t-elle au micro de Novethic.
Sans tabou, et en toute modestie, cette juriste internationale, très
engagée sur le terrain, revient sur une vie bien remplie, guidée par ses
valeurs, « pour pouvoir s’endormir sur ses deux oreilles tous les soirs », et
passée la plupart du temps aux quatre coins du monde, ses enfants sous
le bras, en Ouganda, au Pakistan ou au Cambodge. Autodidacte sur les
questions climatiques et environnementales, elle appelle les jeunes à
s’engager, à recréer du lien et à ne surtout pas céder au désespoir et à
l’isolement. « On a tous envie à un moment de se cacher chez soi et de ne plus entendre parler de rien, moi la première, mais c’est dangereux« , prévient-elle.
« Je fonctionne à l’instinct et à ce qui me fait vibrer »
« J’ai l’impression d’avoir semé des petites graines qui ont germé », se réjouit la quinquagénaire qui s’apprête à devenir grand-mère. « Aujourd’hui, je suis entourée de jeuneset j’ai envie de leur passer la main car tous les sujets sur lesquels j’ai travaillé sont lancés et sont en phase ascendante. Ils mettront un certain temps à être reconnus, votés, et appliqués, mais je suis convaincue que ça va marcher et que le crime d’écocide va être reconnu parce qu’on ne peut pas faire autrement que de reconnaître que détruire les conditions de vie sur Terre est une menace pour la paix, une menace pour la sécurité humaine, c’est une évidence. » Cette fois, Valérie Cabanes n’a pas prévu de partir au bout du monde mais au contraire de s’ancrer chez elle, à Bassillac, près de Périgueux. Elle entend développer des projets artistiques à l’instar de l’exposition « Nature en Soi, Nature en Droit » qui se trouve actuellement exposée au Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère sur la relation de l’Homme à la Nature et l’émergence des Droits de la Nature en Europe et dans le monde. « Je fonctionne à l’instinct et à ce qui me fait vibrer », assure-t-elle. Une liberté qu’elle a toujours revendiquée, sans jamais céder à l’oubli de soi qui gagne souvent les militants.
Juin 2021: Nous sommes ravi.e.s d’annoncer que le groupe d’experts indépendants pour la définition juridique de l’écocide, convoqué par la Fondation Stop Écocide, a conclu son travail de rédaction:
«Crime d’écocide: actes illicites ou arbitraires commis en connaissance de la réelle probabilité que ces actes causent à l’environnement des dommages graves qui soient étendus ou durables.»
Il faut élargir l’éventail des crimes internationaux les plus graves en reconnaissant un cinquième crime contre la paix et la sécurité de l’humanité : le crime d’écocide. En détruisant les écosystèmes dont nous dépendons, nous détruisons les fondements de notre civilisation et hypothéquons les conditions de vie de toutes les générations futures. Ce n’est pas moins grave que les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, les crimes de génocide ou d’agression. En plus d’être un enjeu majeur de justice socio-environnementale globale, n’est-ce pas finalement la survie de l’espèce humaine qui est en jeu ?
Le comité d’experts indépendants pour la définition juridique de l’écocide, présidé par l’avocat et auteur Philippe Sands QC (Royaume-Uni), et la juriste et ancienne procureure des Nations Unies, Dior Fall Sow (Sénégal), s’est réuni fin 2020 à un moment hautement symbolique: 75 ans après que les termes « génocide » et « crimes contre l’humanité » aient été formulés pour la première fois à Nuremberg. Le projet de rédaction a émergé en réponse à une demande des parlementaires des partis au pouvoir en Suède.
La définition proposée va désormais être mise à disposition des États
pour qu’ils l’examinent. Elle sera désormais visible sur le tout nouveau
site web Ecocide Law, une plateforme de ressources académiques et juridiques gérée conjointement par la Fondation Stop Ecocide et le Promise Institute for Human Rights de la faculté de droit de l’UCLA.
La Chambre appelle à reconnaître le crime d’écocide dans le droit pénal international
Libre Belgique
Publié le 02-12-2021 à 20h04 – Mis à jour le 02-12-2021 à 20h17
Selon
les verts, le Parlement belge devient le premier d’Europe à demander
une telle reconnaissance. Par cette résolution, la Chambre formule trois
demandes au gouvernement. Elle demande d' »initier un nouveau traité
international des pays les plus volontaristes (dite ‘coalition of the
willing’) pour poursuivre et réprimer l’écocide au niveau
international », de « déposer un amendement au Statut de Rome de la Cour
pénale internationale de La Haye afin d’y inclure le nouveau crime
d’écocide » (au même titre que les crimes contre l’humanité), et « de
faire rapport au parlement de l’avis qui sera rendu par les experts pour
inclure le crime d’écocide dans le code pénal belge ».
Le
texte a été approuvé par la majorité Vivaldi, rejointe par le PTB, le
cdH et DéFI. La N-VA et le Vlaams Belang ont voté contre. La N-VA a
néanmoins salué le retrait dans le titre de la demande initiale
d’inscrire le crime d’écocide dans le code pénal belge, à la suite d’un
amendement déposé par la majorité.
« Il est temps d’enfin admettre que les écosystèmes et la nature peuvent être victimes de crimes graves de l’ampleur des génocides et des crimes contre l’humanité », a déclaré Samuel Cogolati (Ecolo), primo-signataire du texte. « Il est urgent de reconnaître que, quand nous détruisons la planète, oui, nous pouvons être sanctionnés. »
Des représentants des « jeunes pour le climat » avaient pris place dans le public lors de la discussion générale.
NB: En Belgique, le mouvement pour la reconnaissance de l’écocide a été fondé par Patricia Willocq.
Le gouvernement français trahit les demandes de la Convention Citoyenne pour le Climat en utilisant faiblement le terme «écocide»
De façon inattendue, le gouvernement français a annoncé hier la création d’un nouveau délit d ‘«écocide» qui ne semble être rien de plus qu’une application plus stricte des obligations environnementales en vertu de la loi existante. L’affirmation des ministres du gouvernement est qu’il s’agit d’une réponse adéquate aux propositions présentées par la Convention Citoyenne pour le Climat en début d’année.
Cette utilisation du terme ne se rapproche pas de ce qu’impliquait le président Macron dans sa déclaration de soutien en juin lorsqu’il a promis de défendre la reconnaissance de l’écocide au niveau international, et elle n’aborde pas non plus le cadre plus large des limites planétaires comme l’exhortait vivement la Convention Citoyenne.
Valérie Cabanes, membre du conseil consultatif de la Fondation Stop Ecocide, et membre du comité d’experts indépendant pour la définition juridique de l’écocide récemment convoqué, devait discuter aujourd’hui des développements concernant l’inclusion de l’écocide dans le code pénal français, avec des représentants du gouvernement et du CCC. Elle était furieuse de l’annonce anticipée d’hier et de son contenu.
«Je suis profondément déçue de l’annonce du gouvernement français concernant une loi sur l’«écocide». Ce crime grave contre la sûreté de la planète, dont la reconnaissance a été demandée par la Convention Citoyenne pour le climat, et dont les termes font écho à la campagne menée par la Fondation Stop Ecocide, a été relégué au statut de délit environnemental de pollution.»
«Les crimes d’écocide devraient se référer à des actes à l’échelle de crimes contre l’humanité ou de génocide, car la destruction de l’équilibre écologique de la Terre menace la survie même de toutes les populations, humaines et non humaines. Le gouvernement français a fait un pas dans la bonne direction en se conformant enfin à la directive de l’Union européenne de 2008 sur la protection de l’environnement par le droit pénal. Cependant, en aucun cas, il ne reconnaît ici un nouveau crime contre la paix et la sécurité humaine qui lui permettrait de s’engager sur une voie responsable pour protéger les grands écosystèmes de la planète.»
«Utiliser le terme «écocide» tout en le vidant de sa substance est un mauvais tour à jouer aux citoyen.ne.s, cherchant à leur donner l’illusion qu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Ce n’est pas le cas et ils l’ont affirmé aux Ministres ce jour lors de la réunion qui s’est tenue sur le sujet».
Jojo Mehta, présidente de la Fondation Stop Ecocide, est d’accord: «Nous venons de convoquer un comité de rédaction juridique de classe mondiale,composé de criminalistes et de juges internationaux, afin de traiter de la définition de l’«écocide» en tant que crime international pour un amendement au Statut de Rome. Cela vise à lutter contre les pires excès de destruction et de dégradation de l’environnement: des actes qui menacent les écosystèmes dont dépendent l’humanité et la vie sur Terre.»
«Bien que toute application des lois sur l’environnement soit bien entendu la bienvenue, cette proposition d’utilisation du terme «écocide» par le gouvernement français ne fera certainement pas ce travail et n’encouragera pas les contrevenants à prendre ce terme au sérieux. En effet, cela ne reflète pas ce que le président Macron lui-même a décrit lorsqu’il a affirmé devant la Convention Citoyenne pour le climat cet été, que nous devons «veiller à ce que ce terme soit inscrit dans le droit international afin que les dirigeants… soient responsables devant la Cour pénale internationale». Réduire quelques infractions liées à la pollution et imposer des amendes n’est guère de cette ampleur.»
«Cela dit, le gouvernement français est parmi les premiers à discuter sérieusement du terme, et nous le félicitons de l’avoir fait. Nous sommes convaincues que la France suscitera beaucoup d’intérêt pour le rapport du comité de rédaction indépendant lorsqu’il émergera avec une définition juridique solide de l’«écocide» dans quelques mois.»
La modification de la Constitution engageant la République à lutter contre le dérèglement climatique et à préserver la biodiversité, la reconnaissance du crime d’écocide ainsi que la création d’une Haute Autorité aux limites planétaires font partie des propositions de la CCC dont certaines ont été rendues publiques le 18 juin et qui ont été votées ce dimanche. Annoncent-elles une révolution juridique ?
Oui. Ces mesures permettraient de reconnaître que l’avenir de nos sociétés est conditionné par le respect des grands équilibres écologiques de notre maison commune. Il s’agit ainsi de transformer notre rapport au monde, nos relations avec la nature et de faire basculer un droit occidental anthropocentré vers un droit écosystémique.
Inscrire des principes écologiques à l’Article 1 de la Constitution serait une avancée certaine. Si le climat et la biodiversité devenaient des valeurs aussi fondamentales que l’égalité ou la liberté, la dignité ou le bien-être, cela signifierait concrètement que nous comprenons à quel point nos droits fondamentaux humains ne peuvent plus être garantis sans que les systèmes écologiques de la terre dont nous dépendons pour respirer, boire, manger, nous soigner soient préservés. Cela étant dit, réformer la Constitution, ne peut se faire « sans filtre ». L’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du parlement. Cette révision doit être votée par les deux assemblées en termes identiques avant d’être définitivement approuvée par référendum. Le chemin à parcourir est encore long !
En revanche la mesure concernant l’adoption d’une loi reconnaissant le crime d’écocide peut être proposée par voie référendaire si elle est rédigée précisément. C’est ce qu’ont fait les citoyens en définissant le crime d’écocide, en imaginant ses modalités d’instruction et d’application. Cette loi permettrait de sanctionner les plus gros pollueurs qui agissent en connaissance des conséquences de leurs activités et font peser une menace sur la sûreté de la planète, sur les conditions d’existence des générations futures.
Enfin, créer une Haute Autorité aux limites planétaires permettrait la mise en oeuvre de politiques publiques respectant les grands équilibres écologiques. Il semble en effet que toutes ces mesures soient inspirées de mon plaidoyer en leur faveur lors de mon audition devant la CCC le 11 janvier dernier au Cese. J’ai défendu devant l’« escouade », groupe de travail transversal de la CCC, la nécessité d’adopter une Constitution écologique qui engage l’Etat à lutter contre le dérèglement climatique, à préserver la biodiversité, mais aussi à respecter les limites planétaires.
Le même jour, j’ai aussi été auditionnée par le groupe « Se nourrir » qui voulait connaître notre proposition de loi sur le crime d’écocide, présentée à des députés et des sénateurs en octobre 2019. Ce projet prévoyait, entre autres, la création d’une Haute Autorité aux limites planétaires. Les citoyens semblent avoir été convaincus puisque leurs mesures sont quasi-similaires aux nôtres. C’est extrêmement encourageant.
Ce qui l’est tout autant est la teneur d’un courrier par 55 député·es qui ont d’ores et déjà annoncé aux citoyens de la Convention soutenir leur travail et se disent prêt·es à prendre la suite… pour le concrétiser par la voie législative. Parmi ces députés, de nombreux parlementaires étaient avec nous en octobre dernier pour avancer sur le crime d’écocide. Il est heureux que les citoyens aient pu entre temps prendre toute leur place dans cette révolution juridique, consolidant par là nos effort communs.
De façon générale, ce qui me frappe aussi, est la manière dont ils ont su déborder de leur mandat initial. Ils ont rapidement compris la portée systémique de mes idées. Ils ont compris qu’une politique climatique ne pouvait se restreindre à la question des émissions de GES, qu’elle devait s’accompagner d’une politique globale respectueuse des autres limites planétaires.
Quelles sont-elles ?
Le changement climatique et l’érosion de la biosphère comportent, selon les scientifiques, des « limites fondamentales » qui interagissent entre elles. C’est le constat d’une équipe internationale de 26 chercheurs, menée par Johan Rockström du Stockholm Resilience Centre et Will Steffen de l’Université nationale australienne, qui a identifié dès 2009 neuf processus et systèmes régulant la stabilité et la résilience du système terrestre. Ensemble, ils fournissent les conditions d’existence dont dépendent nos sociétés. Ils ont ensuite déterminé les seuils à ne pas franchir pour chacun d’entre eux afin d’éviter de basculer dans un état planétaire inhospitalier et dangereux.
Ainsi une grille de lecture est proposée concernant le taux d’émissions de CO2, le taux d’érosion de la biodiversité, mais aussi concernant la perturbation du cycle de l’azote et du phosphore, le seuil de déforestation, le taux d’acidification des océans, l’usage de l’eau douce.
Sont aussi prises en considération les problématiques liées à l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère et des entités nouvelles dans la biosphère.
Le franchissement de chacune de ces limites nous conduit vers un « point de basculement » caractérisé à la fin par un processus d’extinction irréversible d’espèces et des conséquences catastrophiques pour l’humanité. Quand la biosphère est endommagée, son érosion a un impact sur le climat. La couverture végétale et le sol n’assument plus leur rôle crucial de régulation climatique directe, outre de stockage et de recyclage du carbone. La déforestation entraîne la disparition locale définitive des nuages et des pluies. La perte de plancton marin enraye la pompe à carbone qu’est l’océan.
Cette grille de lecture, la France l’utilise déjà comme en témoigne le rapport sur l’état de l’environnement publié en octobre 2019 par le ministère de la Transition écologique. Il fait état du dépassement de six des neuf limites connues par notre pays. Mais si ces limites sont reconnues comme des outils de suivi des objectifs de développement durable, elles ne sont pas contraignantes.
Les citoyens l’ont bien compris et ont ainsi proposé d’inscrire dans notre droit le respect des limites planétaires afin de permettre aux institutions de notre État de cadrer les activités qui menacent le système terre. La reconnaissance des limites planétaires comme normes juridiques permettra au législateur mais aussi au juge d’apprécier la dangerosité d’une activité industrielle en s’appuyant sur les valeurs seuils déterminées par le Stockholm Resilience Center, et donc d’être en mesure d’apprécier si une activité industrielle est tolérable ou non.
Qu’en est-il de l’avancée de la notion de limites planétaires au niveau européen et international ?
Le « rapport sur l’état de l’environnement » de l’Agence européenne pour l’environnement rendu en 2010 hisse les limites planétaires au rang de « priorité environnementale ». Ce référentiel figure sur la feuille de route de l’Union européenne, et le Green deal va dans le bon sens, mais cela avance trop lentement. Des député.e.s européen.ne.s, comme Marie Toussaint, travaillent à leur reconnaissance comme normes juridiques. Elle oeuvre aussi à la reconnaissance du crime d’écocide et des droits des écosystèmes sur le sol européen. Mais la notion de limites planétaires est considérée comme portant atteinte à la liberté d’entreprendre. Il faut savoir que le droit commercial, qui s’est développé en dehors du droit international essentiellement dédié à la paix, a construit une réglementation très forte, capable de l’emporter face à des États.
A l’échelle internationale, Ban Ki Moon, alors secrétaire général des Nations Unies, a évoqué, lors de l’Assemblée générale de 2011, les limites planétaires comme outil de mesure scientifique. S’adressant aux dirigeants du monde, il a déclaré : « Aidez-nous à défendre la science qui montre que nous déstabilisons notre climat et dépassons les limites planétaires à un degré périlleux ». Le Groupe de haut niveau de l’ONU sur la viabilité du développement mondial (UN High-Level Panel on Global Sustainability) inclut alors la notion de limites planétaires dans son rapport de 2012 nommé « Pour l’avenir des hommes et de la planète: choisir la résilience ».
Que ce soit à l’échelle internationale ou à l’échelle française, j’essaie de faire en sorte que ces limites deviennent des normes. J’ai évoqué le sujet à l’ONU à New York lors de mon intervention durant le Jour international de la Terre le 22 avril 2019. Il me semble en effet impératif, vu l’urgence écologique et climatique, de définir et respecter ce plafond écologique. On ne peut se contenter de l’empreinte écologique individuelle comme compas, car une fois de plus cela fait peser une responsabilité sur les citoyens tout en dédouanant les gouvernements, les politiques publiques et les industriels de leurs responsabilités ; et il faut le normer de façon à ce qu’il devienne le nouveau cadre dans lequel l’activité humaine globale s’inscrit, et de façon plus particulière, l’activité industrielle.
Ces limites planétaires constituent aussi un outil qui pourrait être utile si un jour le crime d’écocide à l’échelle internationale était reconnu. On parle ici d’un crime international grave, un crime contre la paix et la sécurité humaine. C’est pourquoi il doit être instruit par la Cour pénale internationale (CPI) s’il était reconnu internationalement. Que ce soit en droit pénal national ou international, il me semble que les limites planétaires peuvent constituer un très bon outil de mesure pour déterminer la gravité d’une atteinte portée à un écosystème; d’autant qu’il n’existe pas de consensus, depuis très longtemps, sur ce que l’on appelle en droit des « dommages étendus, graves et durables » à l’environnement. Il existe plusieurs définitions. Celle des Conventions de Genève diffère de celle de la Convention ENMOD sur les armes chimiques.
La pandémie de Covid-19 a-t-elle permis un prendre un certain recul ?
Cette pandémie permet de prendre ce recul, par rapport au confinement et ce qu’il s’est passé partout dans le monde. On voit que ce sont les populations les plus pauvres qui sont les plus touchées. La crise actuelle aux Etats-Unis est en écho à ce qui s’est passé pendant le Covid, même si c’est une revendication qui trouve bien évidemment son terreau dans des décennies, voire des centaines d’années, de discrimination des populations afro-américaines. Mais le Covid a mis en lumière ces inégalités sociales. Une crise environnementale les révèle de manière encore plus criante.
Il y a eu une volonté de la part de la société civile, des penseurs, des philosophes, des sociologues, de ne pas trop attendre la sortie de la crise pour réitérer des demandes qui étaient en fait anciennes, en les remettant en perspective. Nous avons face à nous un signal très fort qui nous montre ce qui préfigure demain, avec les crises climatiques qui vont être de plus en plus graves, les migrations forcées, la sixième extinction des espèces, laquelle à un moment donné ou à un autre finira par menacer l’espèce humaine.
Une étude, publiée le 1er juin dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, explique que la sixième extinction de masse s’accélère et met en péril la survie de l’espèce humaine elle-même. « Lorsque l’humanité extermine d’autres créatures, elle coupe la branche sur laquelle elle est assise, détruisant des parties essentielles du système qui permet le maintien de la vie sur Terre », explique Paul Ehrlich, professeur à l’Université de Stanford, un des co-auteurs de l’étude. L’épidémie de Covid-19 est un exemple, selon les chercheurs de l’IPBES, de la manière dont l’érosion de la biodiversité et la destruction des habitats naturels peuvent menacer l’humanité.
Avec la récession économique qui se profile, on est tous très inquiets des choix que les gouvernements vont faire partout dans le monde en termes de relance. Organiseront-ils une relance qui prend en considération le risque climatique, écologique, profitant de cette crise pour repenser complètement le système ? C’est ce à quoi j’aspire, un peu dans la lignée de la théorie du beignet de Kate Raworth – the Donut theory – : une société qui garantisse les besoins fondamentaux de chacun.e, autrement dit un « plancher social » tout en acceptant, et c’est cela la nouveauté, de fonctionner avec un « plafond écologique » déterminé par les « limites planétaires », pierre angulaire de mon plaidoyer. Nous devons rompre avec l’obsession de la croissance qui est incompatible avec le principe de finitude propre à la vie. Cette idéologie économique nous conduit vers un avenir mortifère.
La crise provoquée par le Covid-19 pourrait-elle être une opportunité d’accélérer un changement de cap ? Avec quels leviers ?
En effet, cette crise nous révèle notre vulnérabilité et nos liens d’interdépendance avec le reste du vivant. Aujourd’hui encore, c’est l’économie qui prime sur l’homme, sur la nature et qui nous place dans une situation absolument intenable. Le Covid est une expression de l’écocide en cours. Une zoonose, c’est-à-dire une maladie qui se transmet d’un animal sauvage vertébré à un humain, ne peut se transmettre que quand les humains sont trop proches des espaces sauvages. La déforestation y contribue, tout comme l’urbanisation galopante.
Le Covid nous invite à un retour à l’essentiel, à la sobriété et à l’autonomie. Il me semble que l’échelle du territoire est idéale pour expérimenter de nouveaux modes de gouvernance et retisser du lien social, nécessaire à l’expression de la solidarité. Pendant le confinement, j’ai pu constater que le « monde d’après » était déjà en train de se construire à l’échelle locale. Il y a des réseaux de solidarité extraordinaires qui se sont mis en place pour penser et mettre en oeuvre une résilience, une souveraineté alimentaire, une économie relocalisée et une solidarité en action. Mais l’Etat doit en même temps être garant du respect global du plancher social et du plafond écologique. Et cette prise de conscience émerge aussi dans la population et rend davantage possible l’adoption de mesures innovantes mais aussi contraignantes.
Nous prenons conscience que nous ne sommes pas maîtres de la nature, que nous sommes interconnectés et que les règles du vivre-ensemble doivent maintenant prendre en considération les non-humains. Il y a une concordance de différents mouvements qui aspirent à un autre modèle de société, où pourrait entrer dans le débat démocratique des entités naturelles dont le rôle écologique est vital pour maintenir la sûreté de la planète pour tous.
C’est mon ultime plaidoyer : un renversement de l’échelle des normes où les droits de la nature seraient reconnus et défendus, les droits fondamentaux de l’humanité garantis par la préservation du vivant et au final où l’économie serait remise à sa juste place, au service de la régénération des écosystèmes et du bien-être humain. L’économie doit revenir à son sens étymologique premier : la bonne gestion de la maison commune. Il est donc très important que la société civile s’empare de toutes ces idées, continue à faire pression sur les gouvernements et les élus. Il convient aussi de continuer à sensibiliser les citoyens à ces questions d’écocide et de limites planétaires, d’autant plus si les mesures de la CCC rédigées sous forme de propositions de loi sont vouées à être adoptées par référendum.
Deux ouvrages collectifs auxquels vous avez participé viennent d’être publiés , « Ce qui dépend de nous. Manifeste pour une relocalisation écologique et solidaire » (éd. LLL, coordonné par Attac) et « Résistons ensemble pour que renaissent des jours heureux » (éd. Massot, coordonné par le Conseil national de la Nouvelle Résistance) ? Qu’ont-ils en commun ?
Ils ont en commun la volonté d’aplanir à la fois les inégalités sociales et les inégalités environnementales et rejoignent en cela le mandat que s’est donné Notre Affaire à Tous, l’association que j’ai co-créée en 2015 avec Marie Toussaint. Pour nous, justice économique, sociale, climatique et environnementale sont indissociables. Notre Affaire à Tous s’inscrit dans un mouvement mondial, celui de la mobilisation pour pénaliser les crimes contre l’environnement, de l’action en justice pour le climat et les générations futures, mais aussi de la reconnaissance des droits de la nature.
Dans le monde entier, des citoyen.nes et des associations se tournent vers les tribunaux pour faire respecter leurs droits et ceux de la nature. Ils contestent le manque d’ambition des politiques des Etats et engagent la responsabilité des entreprises les plus polluantes.
1. « Un nouveau droit pour la terre. Pour en finir avec l’écocide » , Ed. Le Seuil, 2016 ; « Homo Natura. En harmonie avec le vivant » , Ed. Buchet/Chastel, 2017 ; « Crime climatique, Stop! » Ed. Le Seuil, 2015.
[Article mis à jour le 22 juin 2020] Propos recueillis par Catherine André
Valérie Cabanes est Juriste de droit international spécialisée dans les droits de l’homme et le droit humanitaire, Valérie Cabanes plaide depuis de nombreuses années pour une reconnaissance du crime d’écocide et des droits de la nature1. Elle a notamment lancé en 2013 une initiative citoyenne européenne sur le crime d’écocide en France, puis un mouvement mondial en 2014 End Ecocide on Earth.
En 2015, elle cofonde Notre Affaire à tous, à l’initiative de l’Affaire du Siècle. Valérie Cabanes revient pour Alternatives Economiques sur l’importance de créer des droits nouveaux pour protéger les générations futures et la nature des destructions faites par l’homme, alors que le plaidoyer qu’elle mène vient d’être en bonne partie repris par les 150 citoyens de la Convention citoyenne pour le climat (CCC).
Juriste et écologiste, militante et experte, Valérie Cabanes se bat pour que nos sociétés respectent enfin les « communs » et se dotent d’un droit international capable de sanctionner les crimes contre l’environnement.
Par Luc CédellePublié le 21 mai 2020 à 06h15 – Mis à jour le 21 mai 2020 à 11h07
Temps de Lecture 7 min.
La parole bien ciselée et les yeux plus que bleus, elle a un visage sculpté par le sourire. Valérie Cabanes (prononcer Cabanès), n’en est pas moins imprégnée de la noirceur du monde et du devoir de s’y opposer. Le halo d’angoisse et l’impact dévastateur de la pandémie ont rendu encore plus impératif son indissociable engagement de juriste et d’écologiste.
« Nous sommes dans un moment où l’on reprend conscience de notre humanité commune et de l’urgence d’une solidarité internationale », dit-elle, effarée par l’annonce, le 29 avril par l’Organisation internationale du travail (OIT), que les trois quarts des travailleurs informels du globe, soit 1,6 milliard de personnes, sont immédiatement menacés de voir leurs moyens de subsistance anéantis. « Les trois quarts ! », répète-t-elle, se demandant comment conjurer à la fois l’égocentrisme hexagonal et la tentation, qui pointe déjà, de reprendre un inconcevable business as usual.
Sur la scène de l’écologie, Valérie Cabanes est notamment cofondatrice en 2015, et aujourd’hui présidente d’honneur, de l’association Notre affaire à tous, à l’origine de la pétition L’Affaire du siècle, soutenant l’action en justice de quatre ONG contre l’Etat, qu’elles accusent d’ « inaction climatique ». Mais elle s’est surtout affirmée ces dernières années en porte-parole d’une cause qu’elle n’a pas inventée mais qu’elle est plus que jamais déterminée à faire progresser : celle de la reconnaissance en droit de l’écocide, autrement dit du crime commis contre l’environnement.
Sur le plan national, européen et international, elle est de ceux qui échafaudent des stratégies pour que cette reconnaissance advienne et constitue enfin une véritable dissuasion. Son expertise en ce domaine lui a valu – et lui vaut encore – d’être consultée par les membres de la convention citoyenne pour le climat. Prise par la crise sanitaire comme un bateau dans les glaces, cette instance a poursuivi ses travaux en « distanciel » pendant le confinement et, pour ne pas être oubliée, a même dévoilé, le 9 avril, 50 premières propositions.
Une citoyenne du monde
Mais la remise solennelle et médiatisée de ses 150 propositions attend encore un moment où le Covid-19 ne serait plus l’unique sujet de l’attention publique. Pour la juriste qui – c’est le moins qu’on puisse dire – n’est pas, à ce stade, convaincue de la profondeur de l’engagement écologique de l’exécutif, ces propositions, une fois publiées, seront âprement discutées, « peut-être jusqu’au clash, ce n’est pas exclu ». En tout cas, elles seront forcément mises en balance avec des intérêts économiques aussi puissants qu’à courte vue. Ceux-là même avec lesquels elle a l’habitude de ferrailler sur le terrain du droit international… et souvent sur le terrain tout court, au risque d’aggraver, à 51 ans, son bilan carbone de grande voyageuse depuis l’enfance.
Une enfance paisible et, déjà, de citoyenne du monde. Fille de hippies – des vrais, arrivés en Inde avant 1968 –, elle suivait, à l’âge de la maternelle, ses parents d’ashram en ashram, avant que, de retour en France, ils ne se stabilisent dans un vieux mas, équivalent provençal de la « maison bleue » de Maxime Leforestier. Quand ils se séparent, alors qu’elle a 8 ans, elle reste avec son père, qui organise en précurseur des rencontres New Age, tandis que sa mère part travailler à Paris pour Nouvelles Frontières.
A 15 ans, la jeune fille poursuit ses études à Paris et part seule en voyage, profitant des billets gratuits que lui procure sa mère. Etudiante à Aix-en-Provence, elle envisage brièvement le journalisme avant de postuler à Bioforce Développement (aujourd’hui Institut Bioforce), centre lyonnais de formation aux métiers de l’humanitaire. Débute alors un parcours qui, comme souvent dans les ONG, tient aussi du film d’aventures. A 20 ans, elle dirige un projet au Burkina Faso.
Thèse d’anthropologie juridique
A 23 ans, elle est responsable pour Handicap International d’un centre orthopédique à Quetta, au Pakistan, à la frontière avec l’Afghanistan, où arrivent les talibans. Une nuit de 1995, à Kampala en Ouganda, elle est prise en otage avec sa fille de 4 ans et quelques collègues. Elle accompagnera aussi, en 1999, un programme de réinsertion de prostituées au Cambodge.
En 2000, la trentaine passée et séparée (en bons termes) du père de ses deux enfants, lui aussi cadre humanitaire, elle se questionne sur les souffrances dont elle a été témoin, éprouvant le besoin d’aller « à la source des problèmes plutôt que de mettre des pansements sur les plaies ». La validation des acquis lui permet d’engager, à la faculté de droit et sciences politiques d’Aix-Marseille, un double cursus pour obtenir un diplôme à bac + 5 en « droit international : urgence, réhabilitation, développement » et un autre à bac + 6 de « juriste internationaliste de terrain ».
Elle dirige ensuite Planète Enfants, une ONG luttant contre les trafics humains au Népal, en Inde, au Sri Lanka… mais basée alors en Dordogne, où elle habite aujourd’hui. Parallèlement, elle démarre une thèse d’anthropologie juridique qui l’amène, trois ans durant, à des séjours répétés au Québec auprès des Innus, peuple autochtone en conflit avec la société d’Etat Hydro-Québec, lancée dans la construction d’un ensemble de barrages sur leur territoire.
Sur les promesses financières, les Innus finiront par voter en faveur de l’opération. Ayant suivi les négociations, la jeune femme est révoltée par les « manipulations visant à cacher l’impact destructeur du projet sur l’écosystème local ». Faute de pouvoir s’en tenir à la neutralité académique, elle renonce à sa thèse.
L’écocide à la liste des crimes internationaux
Passée sur le versant de l’expertise militante, elle accompagne en 2011, avec l’association Planète Amazone, une partie de la tournée européenne du cacique kayapo Raoni, mobilisé contre l’ensemble de barrages Bel Monte, au Brésil. Elle écrit pour des ONG des rapports destinés au Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur les violations des droits humains au détriment des peuples autochtones et les dommages environnementaux – « deux faces d’une même médaille », dit-elle – et constate les failles du droit international sur ces sujets.
Elle se lance alors sur les pas de l’avocate écossaise Polly Higgins (1968-2019). Figure prématurément disparue du mouvement écologiste mondial, celle-ci avait proposé en 2010 à la Commission du droit international de l’ONU un amendement au statut de Rome, le texte fondateur de la Cour pénale internationale (CPI), visant à ajouter l’écocide à la liste des crimes internationaux déjà retenus par cette instance. « L’avantage de la CPI, explique Valérie Cabanes, est qu’elle est indépendante des Nations unies et ne peut être bloquée par les Etats-Unis, qui n’en sont pas signataires. »
La convention citoyenne pour le climat
Avec ses collègues juristes du mouvement End Ecocide on Earth, inspiré par Polly Higgins, elle relance cette proposition depuis 2014, l’objectif étant de rallier les deux tiers des Etats signataires nécessaires pour amender le traité de la CPI afin de contraindre les multinationales au respect des droits humains et de l’environnement. « Le plaidoyer écologique, observe-t-elle, se heurte à deux obstacles : dans la tradition du droit public, ni les générations futures ni les éléments de la nature ne sont reconnus comme sujets de droit. C’est cela qu’il faut changer. »
Mais comment définir un crime, l’écocide, dont les conséquences sont gravissimes mais les contours flous ? « En s’appuyant sur la science pour qualifier ce qui ne peut plus être toléré », dit-elle, se référant aux travaux des chercheurs du Stockholm Resilience Centre, qui ont répertorié en 2009 les neuf « points de bascule » ou « limites planétaires » au-delà desquels l’habitabilité de la planète est menacée.
Comme l’économiste Gaël Giraud ou le philosophe Dominique Bourg, Valérie Cabanes s’efforce de populariser ces notions, espérant même que la convention citoyenne pour le climat proposera qu’il y soit fait référence dans la Constitution. Ces limites portent notamment sur la biodiversité et le taux de CO₂ dans l’atmosphère et – fragile mais précieuse avancée – ont été intégrées en 2012 par l’ONU aux outils de suivi des objectifs de développement durable.
Réconcilier l’humanité avec la nature
Elle propose « qu’elles deviennent des normes juridiques contraignantes », comportant un aspect de responsabilité pénale. Des périodes transitoires laisseraient cependant aux entreprises le temps de se mettre en conformité. « Beaucoup de PDG nous disent que ces contraintes leur permettraient de résister à leurs actionnaires », ajoute-t-elle, soulignant que « 71 % des émissions de gaz à effet de serre sont produites par 15 sociétés mères dans le monde ».
Ces principes, qui passent aussi par des modalités complexes de représentation des éléments naturels (les « communs ») par des « tuteurs », sont développés dans son livre Un Nouveau droit pour la Terre (Seuil, 2016). Son second ouvrage, Homo natura (Buchet-Chastel, 2017), porte pile sur les thèmes aujourd’hui discutés, dans la perspective de l’après-Covid-19, dans les milieux de l’écologie.
Elle y argumente notamment en faveur d’un rétablissement de l’autonomie alimentaire et de relocalisations qui ne se confondraient pas – c’est l’une de ses préoccupations du moment – « avec le discours de repli sur soi porté par les populistes ». Au contraire, Valérie Cabanes aspire à ce que l’on puisse « renouer avec l’esprit initial des Nations unies » et « relier le local avec l’universel en refusant une interdépendance économique qui ne s’appuierait pas sur l’interdépendance écologique ».
Elle plaide plus largement, dans ce livre, pour « une nouvelle humanité réconciliée avec la nature » et qui choisirait, dans son rapport avec celle-ci, « l’usufruit plutôt que la propriété ». Une perspective pour laquelle, malgré le vertige qui étreint toutes les personnes engagées aujourd’hui dans la cause écologique, elle œuvre méthodiquement et pacifiquement.
Les Entretiens confinés Par Camille Crosnier – réalisation : Valérie Ayestaray
Bonjour Valérie Cabanes, où êtes-vous confinée ?
Je suis chez moi, en Dordogne. J’ai la chance de vivre à la campagne. C’est un choix. Je suis dans un grand jardin en lisière de forêt, où je peux aller me promener sans dérogation parce qu’il n’y a personne, je le vis vraiment comme une bénédiction en ce moment.
Un mot pour qualifier cette période ?
Je pense que c’est une opportunité pour l’introspection. C’est un moment de pause. La terre est en pause. Nous sommes en pause. Si on n’utilise pas ce moment pour réfléchir à notre manière de vivre, notre manière de consommer, à la manière dont le monde fonctionne et sur quelles valeurs, nous n’allons pas devant des lendemains qui chantent. C’est un peu, une forme de répétition générale de ce qui nous attend, nous, nos enfants, nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants, face au défi écologique, au défi climatique qui ne vont faire qu’exacerber et renforcer ce type de crise dans les décennies qui viennent.
A travers les valeurs qui nous ont été inculquées par nos philosophes, par notre religion, l’Occident (majoritairement) s’est déconnecté du monde naturel. On a fait une distinction entre nature et humanité. On a regardé la nature comme un puits infini de ressources et on a recherché le confort matériel à tout prix en pensant que c’est ce qui allait nous apporter le bonheur. On est tous un peu responsables, en encourageant le système consumériste, le capitalisme, au lieu de vivre en harmonie avec les autres espèces et les autres systèmes du vivant, et de savoir partager ces ressources, retrouver le sens de l’appartenance à un territoire, plutôt que de se poser en maître du vivant et en propriétaire de la Terre. Je crois que c’est un péché d’orgueil que nous avons commis, si on peut parler de péché.
Vous êtes juriste, défenseuse des droits humains et des droits de la nature. Quel écho prend le combat que vous menez dans la crise que l’on vit ?
On est confronté à notre vulnérabilité. Je n’arrive pas à distinguer le sujet des droits de l’Homme avec celui des droits de la Nature, car je ne me dissocie pas de la nature. Je considère que c’est en permettant à chaque écosystème, à chaque espèce, à jouer son rôle pour maintenir la vie sur Terre que nous pouvons garantir nos propres droits fondamentaux à l’eau, à l’air, à un air sain, à un sol vivant, à l’alimentation, à la santé, à l’habitat.
On a oublié nos liens d’interdépendance et la réalité nous saute aux yeux aujourd’hui. En termes de droit international, la façon dont les États entre eux ont essayé de maintenir la paix en créant par exemple les Nations Unies, on voit que le socle commun de valeurs que l’on a cherché à défendre, ne s’appuient que sur des intérêts économiques. C’est l’économie qui prime sur l’homme, qui prime sur la nature et qui, aujourd’hui, nous met dans une situation absolument intenable.Le Covid est une expression de l’écocide en cours.
Il met en exergue la fragilité de la mondialisation économique qui n’est pas une mondialisation des valeurs, qui n’est pas un humanisme – que l’on aurait dû cultiver -, mais qui est en fait une mondialisation économique, prédatrice, et nous met tous aujourd’hui en danger.
L’après, vous le voyez comment ?
Je pense qu’il va être bouleversé et que c’est un pari. Soit on décide que chacun se retrouve à devoir vivre dans la sobriété, dans la simplicité, revenir à une consommation de l’essentiel et finalement, à essayer surtout de préserver les liens. Dans les territoires, à la campagne, je constate que le « monde d’après » est déjà en train de se construire. Il y a des réseaux de solidarité extraordinaires qui se mettent en place pour penser et mettre en œuvre une résilience, une souveraineté alimentaire, une économie relocalisée et une solidarité en action. Et puis, il y a des personnes qui vivent en ville ou qui vivent dans des quartiers plus populaires et qui n’ont pas accès à cette capacité à être autonomes, à être plus souverains par rapport à ces besoins qui sont trop dépendants encore de l’économie de marché et qui donc – c’est la deuxième option – risquent de favoriser un resurgissement de la frénésie consumériste. Je ne voudrais pas qu’on se retrouve dans les années folles parce que là, on va vraiment scier la branche sur laquelle nous sommes assis et mettre en danger les générations futures.
Même si je pense que la solution est d’abord dans les territoires, à partir du moment où on maintient la structure qu’est l’État, il faut que l’État soit le garant du respect des limites planétaires. Il faut que notre Constitution devienne une véritable Constitution écologique et impose un cadre à l’activité industrielle de manière à être en capacité de prévenir les crises écologiques à venir et de prévenir les futures pandémies qui seront bien plus graves. C’est à nous de demander à l’État de cadrer notre activité de manière à respecter les limites écologiques de la Terre. Le droit doit se transformer. Nous devons reconnaître aujourd’hui le droit des écosystèmes à maintenir la vie sur Terre, le droit des espèces. Le droit économique doit absolument être cadré et s’assujettir aux droits humains et aux droits de la nature.C’est le plaidoyer que je mène depuis des années et c’est son heure de vérité. Soit, on a des gouvernements qui comprennent cette nécessité-là et qui profitent de cette crise pour transformer le système, transformer l’échelle des normes. Ou alors c’est « business as usual » et on va, à mon avis, vers un suicide collectif, et les premières victimes seront les victimes des pays du Sud qui, elles aussi, sont en première ligne en ce moment face à la pandémie et face au changement climatique.
Les citoyens doivent se mobiliser. L’enjeu aujourd’hui est de reprendre conscience que nous sommes d’abord les citoyens de la Terre et que nous appartenons à une même humanité. Ce qui se passe à l’autre bout du monde finira toujours, à un moment donné, par nous affecter directement. Et donc être vraiment en capacité de renouer avec des valeurs universelles. Je crains aujourd’hui que les Nations unies et que l’Europe soient en danger parce que ce qui est en train de se profiler, c’est des leaders politiques qui profitent de cette crise pour lancer des politiques populistes et des replis nationalistes. Ce serait une grave erreur de s’enfermer au sein de frontières qui sont totalement virtuelles quand il s’agit de réfléchir à l’humanité au sein des limites que la planète nous offre.
Pourriez-vous me décrire le monde d’après dont vous rêvez ?
C’est un peu la manière dont je vis, c’est-à-dire, des personnes qui vivent au plus proche de la forêt, pourquoi pas même dans la forêt, qui vivent dans des maisons qui restent des maisons sobres mais confortables et qui sont capables aussi de redécouvrir des compétences : le métier de forgeron, le métier de cordonnier, le métier de maçon et où chacun est en capacité de décider de manière collective de pouvoir vivre de ce que le territoire lui offre et accepter de revivre simplement dans le calme.Renouer aussi avec l’idée d’un travail à domicile, pourquoi pas du télétravail et pouvoir profiter ainsi de la nature qui nous environne, de ces chants d’oiseaux que moi j’entends du matin au soir. Revenir à l’essentiel. Quand je vois la collaboration avec mes voisins, qui sont de tous milieux, de tout métier, mais où il y a une vraie solidarité, où on se salue, où on prend des nouvelles les uns des autres, où on est en capacité de s’aider dans les moments difficiles, je me dis que le monde d’après devrait être celui-là, celui d’une humanité qui réapprend à vivre sobrement, en pleine nature.
La crise sanitaire actuelle souligne avec acuité nombre de problématiques liées à l’écologie et déjà beaucoup de questions se posent sur le monde d’après l’épidémie. J’insiste sur la dimension universelle du drame qui se joue et sur le fait que les plus pauvres en sont les premières victimes, loin de nos préoccupations occidentales: « je pense aussi énormément aux populations africaines, à l’Inde, aux populations amérindiennes qui ont un déficit immunitaire par rapport à nous, une incapacité génétique à se défendre contre ce type de virus, à toutes ces populations pauvres qui ne peuvent pas se confiner parce qu’elles ont besoin de se nourrir, d’aller chercher de l’eau, qui vivent parfois dans des bidonvilles serrés les uns contre les autres. Je suis consciente de toutes les souffrances que nous vivons au quotidien, mais je pense qu’elles sans commune mesure avec ce que vivent les populations des pays les plus pauvres ».
Certains espèrent un retour à la normale, aussi rapide que possible et l’on peut évidemment comprendre les inquiétudes des acteurs économiques. Mais que veut dire retour à la normale ? Peut-on se permettre de tout recommencer comme avant ? N’avons-nous pas le devoir collectif de nous demander ce qui, dans le monde d’avant, a contribué à la situation actuelle et d’en tirer les enseignements ? Le bouleversement en cours n’est-il pas une formidable occasion de repenser notre monde et de prendre enfin acte de manière concrète de la nécessité de changer pour faire que notre planète reste habitable et que nous les humains ayons encore un avenir ?
Nous ne pouvons plus attendre et un changement profond de nos modes de vie et des règles de nos sociétés s’impose: « Une zoonose, c’est-à-dire une maladie qui se transmet d’un animal sauvage vertébré à un humain ne peut se transmettre que quand les humains sont trop proches des espaces sauvages. La déforestation y contribue, tout comme l’urbanisation galopante, la concentration d’humains au même endroit trop près des espaces naturels, le braconnage et le fait de se nourrir de viande d’animaux sauvages. Ce qui s’est passé en Chine peut se passer demain en Amazonie et cette pandémie n’est probablement qu’une des premières que nous allons vivre. J’ai vu des rapports de l’armée américaine qui se prépare depuis plus de 20 ans à ce type de pandémie et elle n’est donc que le symptôme des pressions que nous exerçons sur les écosystèmes du monde depuis trop longtemps. Elle n’est qu’un révélateur de l’écocide en cours et elle nous oblige donc à nous poser les bonnes questions et à penser le monde d’après. »
Comment agir? Le droit est outil précieux. Présidente d’honneur de Notre affaire à tous, je suis très engagée dans un plaidoyer pour la reconnaissance du crime d’écocide car le droit est un outil incontournable pour relever le défi écologique.
Parmi les réponses qu’exige de toute urgence l’accélération de la crise climatique et des atteintes à la biodiversité, figure la nécessité de repenser un droit et une gouvernance respectueux de l’écosystème Terre. La première étape serait d’oser imposer un cadre contraignant aux activités industrielles pour qu’elles respectent les limites de ce que la planète nous offre et préservent ainsi nos conditions d’existence. Cela implique de reconnaître le crime d’écocide. La seconde étape serait d’inventer des moyens de concilier nos droits à ceux des autres éléments de la nature, en commençant par leur reconnaître le droit à jouer leur rôle respectif dans le maintien de la vie.
Depuis plusieurs mois, ces deux propositions sont reprises dans des éléments de langage de nos dirigeants dans les arènes internationale, européenne et nationale. Les alertes scientifiques de plus en plus pressantes et la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes à travers le monde, les incitent à adopter une rhétorique écologique révolutionnaire.
En outre, le président de la République souhaite légitimer son titre de « Champion de la Terre », décerné par les Nations unies en 2018 mais en décalage avec son image en France. Il disposera, cette année, de deux tribunes à haute valeur symbolique : le Congrès mondial de la nature à Marseille, en juin, et la conférence des parties à la Convention sur la biodiversité (COP15) en Chine, en décembre.
En août 2019, Emmanuel Macron avait qualifié d’écocide les feux en Amazonie. Le 10 janvier, devant la Convention citoyenne pour le climat, il a reconnu la nécessité de légiférer « à l’international » sur le crime d’écocide en adoptant un amendement au statut de la Cour pénale Internationale (CPI) et a affirmé travailler avec ses partenaires européens en ce sens.
Pas d’appui
Mais la réalité est tout autre. Début décembre 2019, la France n’a pas envoyé son ambassadeur pour l’environnement à l’Assemblée des Etats parties à la CPI, où il était pourtant invité par les républiques du Vanuatu et des Maldives. Ces Etats insulaires, menacés par la montée les eaux du fait du réchauffement, ont attendu en vain un appui de la France à leur demande de reconnaissance du crime d’écocide.
Qu’en est-il au niveau européen ? Le 16 janvier, le groupe parlementaire Renew Europe, auquel appartiennent les eurodéputés de La République en marche (LRM), s’est fait remarquer en soutenant au Parlement européen un amendement demandant que l’Europe défende lors de la prochaine COP15 l’octroi d’un statut juridique aux communs naturels et aux écosystèmes marins et terrestres, et que leur soient reconnus des droits.
Cet amendement, porté par la députée du groupe Les Verts, Marie Toussaint, a bien failli être adopté, à 23 voix près (291 pour, 314 contre). C’est indéniablement une surprise, car il s’agit là de soutenir un renversement des normes où la nature deviendrait sujet de droit et non objet d’appropriation, et donc, en filigrane, où le droit commercial serait contraint de respecter le droit des écosystèmes à exister, se régénérer et évoluer.
Mais là encore, ne soyons pas dupes. Il est facile pour des députés européens de se positionner ainsi dans le cadre de recommandations faites au reste du monde en vue de la COP15, sachant qu’elles ne les engagent en rien. Il y a d’ailleurs fort à parier que ce vote n’aurait pas obtenu ce suffrage s’il avait fallu voter une directive européenne, vouée à s’appliquer, par transposition, à la France.
Des recommandations au reste du monde
Enfin au niveau national, Emmanuel Macron n’a jamais souhaité que le crime d’écocide soit reconnu. Deux propositions de loi sur ce thème ont été présentées en 2019, l’une en mai au Sénat, l’autre en décembre à l’Assemblée, toutes deux par les groupes socialistes. Elles ont été rejetées en bloc par les deux majorités.
Il est clair qu’Emmanuel Macron est réticent à l’idée que les intérêts économiques français puissent pâtir d’une législation qui contraigne l’activité industrielle au respect des limites planétaires. En effet, cela imposerait de restreindre la liberté d’entreprendre et le droit de propriété, et au-delà, de bousculer la foi aveugle de beaucoup de nos dirigeants politiques et économiques dans le dogme de la croissance.
Cette position s’est nettement affichée lors des débats sur la réforme constitutionnelle souhaitée par Emmanuel Macron début 2018 (et toujours dans les limbes). De nombreuses associations avaient alors proposé une réécriture de l’article 1 de la Constitution afin d’inclure dans les principes fondamentaux de la République la lutte contre les changements climatiques, la préservation de la biodiversité et le respect des limites planétaires.
Le gouvernement s’était dit prêt à soutenir les deux premiers points mais en ne s’engageant qu’à les « favoriser », et ce, sur recommandations du Conseil d’Etat. En effet, engager la République à les « garantir » aurait pu permettre aux citoyens de poursuivre l’Etat en cas de manquements à ses obligations.
Enfin, il s’est opposé catégoriquement à l’idée de respecter les limites planétaires : [le changement climatique, les pertes de biodiversité, les perturbations globales du cycle de l’azote et du phosphore, l’usage des sols, l’acidification des océans, la déplétion de la couche d’ozone, les aérosols atmosphériques, l’usage de l’eau douce, la pollution chimique]. Six d’entre elles sur neuf ont déjà été franchies par la France, selon l’aveu même du ministère de la transition écologique et solidaire dans son « Rapport sur l’état de l’environnement » publié en octobre 2019.
Nos dirigeants soutiennent plutôt les industriels
Ces limites, définies par le Stockholm Resilience Center et déjà utilisées par l’ONU et l’Union européenne afin de se fixer des objectifs de développement soutenables, correspondent à neuf processus et systèmes régulant la stabilité et la résilience du système terrestre dont dépendent nos conditions d’existence.
Pour chacun d’entre eux, des valeurs seuils ont été définies qui ne doivent pas être dépassées si l’humanité veut pouvoir se développer dans un écosystème sûr. Le franchissement de ces limites, en particulier concernant le changement climatique et l’érosion de la biodiversité, nous conduit vers un « point de basculement » caractérisé par un processus d’extinction de masse irréversible et des conséquences catastrophiques pour l’humanité.
Ainsi refuser d’engager la France vers le respect des limites planétaires est une preuve supplémentaire, s’il en fallait, du soutien de nos dirigeants aux systèmes financier et industriel actuels qui, au nom du profit, n’ont aucun scrupule à menacer le climat, la biodiversité, la qualité des sols, de l’air et de l’eau, et au final à mettre nos vies et celles des générations futures en danger.
Quels sont les principaux manquements du droit actuel ?
V. C. : L’obligation de trouver des victimes humaines contemporaines aux faits reprochés, car les générations futures ne sont pas des sujets de droit. On a aujourd’hui des enfants qui naissent avec des malformations en lien avec l’agent orange utilisé par l’armée américaine au Vietnam. Mais comme ils n’étaient pas nés au moment de son usage, ils n’ont aucun moyen de réclamer justice. En outre, à toujours ramener les conséquences aux humains, on ne reconnaît pas la valeur intrinsèque des écosystèmes. Chaque espèce vivante joue un rôle pour maintenir la vie sur Terre, mais le droit n’a pas adopté cette vision écosystémique. Il n’intègre pas le principe d’interdépendance qui lie les humains au reste de la nature. Or, on ne peut pas survivre sans eau, sans forêt, sans phytoplancton, sans fruits et sans pollinisateurs… Nous sommes restés empreints de notre héritage culturel et religieux qui veut que l’homme domine la nature.
La protection de l’environnement suppose une forme d’anticipation. N’est-ce pas contradictoire avec le droit, qui juge a posteriori ?
V. C. : La reconnaissance des droits de la nature et du crime d’écocide donne aux juges la possibilité d’intervenir en amont. En donnant des droits à un fleuve, à une forêt, à une espèce, on leur donne la possibilité de saisir la justice lorsqu’un projet industriel est proposé. L’Équateur a reconnu les droits de la nature en 2008. Depuis, 32 procès ont été menés au nom d’éléments de la nature – des rivières, des mangroves, des espèces de requins, des forêts… – et 25 ont été gagnés et ont permis à des écosystèmes d’être préservés. Le juge a pu poser des mesures conservatoires pour interdire la construction d’une route menaçant le cours d’une rivière, d’une ferme industrielle de crevettes au milieu d’une mangrove, etc.
Que changerait un statut juridique accordé à une forêt en France ?
V. C. : Cela permettrait de saisir la justice avec une plainte au nom d’un écosystème. Cela pourrait pousser un juge à créer une jurisprudence et à ne plus laisser les préfets, qui ont aujourd’hui un rôle dérogatoire, avoir le dernier mot sur les projets dans les territoires. De plus, cela permettrait de retrouver une vision à long terme. Avant de prendre une décision pour la communauté, les chefs autochtones réfléchissent aux conséquences sur sept générations ! Il y a des moyens pour préserver le vivant sur Terre, nous devons les mettre en œuvre. Pour nous, et les générations qui nous suivent.
Ces extraits sont issus d’une interview publiée dans la revue 21 de L’ADN consacrée au Vivant. Consultable dans son intégralité ici en ligne.